par Patrick Saffar

POOR THINGS (PAUVRES CRÉATURES) de Yórgos Lánthimos

today31/01/2024

Arrière-plan

POOR THINGS (PAUVRES CRÉATURES) de Yórgos Lánthimos

★★★☆☆

Par Patrick Saffar – Journaliste, historien et critique de cinéma

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Photo de couverture – POOR THINGS : Emma Stone (Bella Baxter) & Mark Ruffalo (Duncan Wedderburn) ©Element Pictures, Film4, Searchlight Pictures, TSG Entertainment, Walt Disney Company France

« Qui est la créature, qui le créateur ? »

Le réalisateur Yórgos Lánthimos qui, dans les premières scènes de Pauvres créatures (Poor Things, 2023) fait un usage systématique et, pour tout dire, exténuant, de l’objectif fisheye (grand angle pouvant aller jusqu’à 180°) aurait-il voulu nous faire partager les affres de son héroïne Bella (interprétée par Emma Stone dont c’est la troisième collaboration avec Lánthimos) ? Cette jeune femme présente en effet la particularité d’avoir été « ressuscitée » par un savant lui-même quelque peu « abimé » (Willem Dafoe) et de se trouver prise dans une gangue à la fois physique et existentielle qui lui fait une démarche volontiers désarticulée. On apprendra également que la créature s’est vue greffer par ce nouveau Dr Frankenstein le cerveau du fœtus qu’elle portait lors de son suicide, et dont elle a peut-être hérité la soif d’apprendre.

Mais le choix de l’objectif déformant, qui comprime et uniformise les images, peut trahir tout aussi bien la tentation de faire un film-monde – un peu à la manière de cet autre cinéaste démiurge qu’est Lars von Trier – voire de greffer sur la vision inaugurale du film l’« œil de Dieu » omniscient, celui du savant (justement prénommé Godwin) ou bien de Yórgos Lánthimos lui-même. La musique, signée Jerskin Fendrix, très présente, répond également, dans ses agrégats de notes désaccordées, à cette volonté conceptuelle autant que globalisante.

POOR THINGS : Emma Stone (Bella Baxter), Mark Ruffalo (Duncan Wedderburn) ©Element Pictures, Film4, Searchlight Pictures, TSG Entertainment, Walt Disney Company France

 

Passé environ une demi-heure de film, consacrée aux balbutiements de Bella au sein du manoir victorien du savant prométhéen, l’ouvrage se décante quelque peu, emporté par les tentatives d’ « émancipation » de la jeune femme qui, après avoir rencontré un avocat manipulateur (le toujours excellent Mark Ruffalo, dans un rôle plutôt fantasque), se lance avec lui à la découverte de villes extrêmement typées  telles que Paris, Lisbonne ou bien Alexandrie. Au fil de ces déplacements incessants, la poupée mécanique du début va se jouer d’elle-même autant que des hommes, allant jusqu’à se prostituer dans un bordel parisien. Plutôt que fenêtre ouverte sur le monde, la vision de Lánthimos demeure malgré tout d’inspiration ornementale, faisant preuve, dans des reconstitutions en studio, d’une ambition décorative assez étonnante. C’est aussi à partir de ce travelogue que le film, dans sa prodigalité, se prête le plus à nombre de lectures « contemporaines », que le cinéaste, prompt à flairer l’air du temps, se plaît à susciter. L’assomption de soi par la femme est ainsi la grande affaire de Pauvres créatures, avec son revers quasi-obligé, la persistance du patriarcat, de la part de ceux-là mêmes qui prétendent en émanciper la femme (le personnage de Mark Ruffalo, particulièrement pitoyable). Au fléau de l’emprise masculine, le conte invente d’ailleurs in fine une solution amusante, en un jardin des délices où trottent quelques pauvres créatures hybrides.

POOR THINGS : Emma Stone (Bella Baxter) ©Element Pictures, Film4, Searchlight Pictures, TSG Entertainment, Walt Disney Company France

 

Mais dans cette œuvre pleine comme un œuf, les nombreux méandres de l’intrigue peuvent tout aussi bien renvoyer à la vieille question : qu’est-ce que se connaître ? En cette transposition du Frankenstein de Mary Shelley, on aura sans doute remarqué que ce n’est pas la créature « monstrueuse » qui est couturée de partout (à l’image d’un Boris Karloff dans la version filmique de 1931), mais bien le Docteur lui-même, autrefois maltraité par son père. De qui, de quoi est-on le fruit ? Qui est la créature, qui le créateur ? À ces questions, le film, on l’a dit, apporte un tour particulier, qui veut que Bella soit pour ainsi dire enfantée spirituellement par son propre fœtus (implanté par un père de substitution !), à la fois feuille vierge et grosse de ses expériences passées. L’interprétation d’Emma Stone, quasi-expressionniste, donne bien cette image d’une créature complexe et habitée.

On aura compris que Pauvres créatures est un peu un film fourre-tout, voire une auberge espagnole, posant d’avance en phénomène de société où chacun apporterait sa propre interprétation. Là est peut-être une des explications de son succès public et des récompenses dont il a déjà bénéficié (Lion d’or au dernier Festival de Venise, deux Golden Globes dont un pour Emma Stone), en attendant les Oscars (le 10 mars) où l’œuvre est présélectionnée dans onze catégories (meilleur film, réalisation, actrice, acteur dans un second rôle, scénario adapté, musique, montage, photo, mise en scène, musique, costumes, maquillage).

Patrick Saffar

 

Poor Things (Pauvres Créatures) (2023). Réalisation, montage : Yórgos Lánthimos. Scénario : Tony McNamara, Alasdair Gray (adapté du roman de). Assistants réalisateurs : Bálint Megyeri (premier assistant), Edoardo Petti (second assistant), Dora Takacs (troisième assistant). Photo : Robbie Ryan. Musique : Jerskin Fendrix. Supervision musicale : Anne Booty (Music & Score), Sarah Giles (Music), Nick Payne (Score), Joe Rice (Score). Coordination Musicale (Searchlight Pictures) : Julian Nunez. Score engineer & mixer : Graeme Stewart. Score Recorder : Ian Wilson. Chant : Carminho, Anya Doherty, Harry Colman Stewart. Musiciens : Rob Farrer (Percussions), Alyson Frazier (Piccolo), Lucy Gibson (Basson), Ashley Myall (Basson), Peter Gregson (Violoncelle), Caitlin Scott Heathcote (hautbois), James Turnbull (hautbois), Grace Lemon (Uilleann pipes) (cornemuse irlandaise), Eliza Marshall (Flûte). Montage Son, sound design : Johnnie Burn (Sound designer, Supervising sound editor, Re-recording mixer). Son : Tristan Baylis (Dialogue Editor, dialogue pre-mixer), Maximilian Behrens (Sound effects editor), Simon Carroll (First Assistant, Sound Effects Editor). Production Designer : James Price, Shona Heath. Décors : Zsuzsa Mihalek. Direction artistique : Jonathan Houlding (Senior Art Director), Renátó Cseh, Judit Csák, Bence Kalmár, Géza Kerti (Lead Art Director), Zsófia Kóthay (Junior Art Director), James Lewis (Supervising Art Director), Adam A. Makin (Supervising Art Director), Peter Várdai (Set Dec Art Director). Costume Designer : Holly Waddington. Maquillage, coiffure, conception des prothèses : Nadia Stacey. Directrice de Casting : Dixie Chassay. Casting : Emma Stone (Bella Baxter), Willem Dafoe (Godwin Baxter), Ramy Youssef (Max McCandles), Mark Ruffalo (Duncan Wedderburn), Hanna Schygulla (Martha von Kurtzroc), Jerrod Carmichael (Harry Astley), Kathryn Hunter (Madame Swiney), Suzy Bemba (Toinette), Margaret Qualley (Felicity), Vicki Pepperdine (Mrs Prim), Christopher Abbott (Alfie Blessington). Équipe FX : Balázs Hoffmann, Gábor Kiszelly, Dániel Szabó, Andrew Woolley. Effets visuels : Simon Hughes (visual effects supervisor, creative director). Sociétés de Production : Element Pictures, Film4, Searchlight Pictures, TSG Entertainment. Production : Ed Guiney, Andrew Lowe, Yórgos Lánthimos. Production exécutive : Mónika Nagy. Co-production : Ildiko Kemeny, Kasia Malipan, David Minkowski. Producteurs délégués : Daniel Battsek, Ollie Madden. Distribution France : Walt Disney Company France. Distribution USA : Searchlight Pictures. Date de sortie (Italie) : 1er septembre 2023 (Mostra de Venise). Dates de sortie France : 17 janvier 2024 (sortie nationale). Durée: 2h21.

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